Archive pour octobre 2008

13ème article/question - Autour des tissus du Pérou précolombien: des “tissus par excès”? Propositions de lecture 2

Vendredi 24 octobre 2008

Une autre part de données         

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Il y a dans les tissus du Pérou précolombien une autre part tout aussi remarquable, qui est parfaitement énigmatique, on est frappé par l’opposition entre deux principaux types de motifs, dans leur ordonnancement dans et sur le tissu et en même temps dans leur mode de tissage :

- entre d’un côté principalement en tapisserie (1 et 3) des motifs « d’ Hybrides menaçants» anthropo-zoomorphes selon des répétitivités en partie variantes, souvent sur « champ libre »,

Tapisserie enveloppant une momie - Paracas (avant 600) 275×157 cms
1 - Tapisserie enveloppant une momie - Nécropole PARACAS ( av. 600) 275 x 157 cms

- et de l’autre (2), ces rythmes combinatoires complexes avec des répétitivités très strictes des motifs, évoqués dans le précédent article, principalement le motif de l’oiseau-contraste aligamari, où le jeu du rapport motifs/intervalles prend toute son importance, dans les tissages en double étoffe et les gazes et même quelquefois dans les tissages en « tapisserie ».

L’oiseau aliqamari des sacs agricoles wayunas (pour les femmes?) (2), - aliqa ou contrastes de couleurs de son plumage - est comme motif si souvent présent le rappel de “toutes ces choses qui ne peuvent pas aller ensemble” ( exactement comme l’interdit judaïque : pas de mélange au tissage de fils de laine /”fibre animale” et de fils de lin ou chanvre /”fibre végétale”). C’est déjà l’interdit et la Loi . D’accord avec les remarques du R.P. Bertonio (XVIIe) .

Double étoffe - Chancay, vers 1000 à 1300

2 - Double étoffe , fils de coton deux couleurs - Chancay , vers 1000 à 1300 de notre ère

Cela vaut pour tant de tissus double-étoffe et toutes les répétitivités et combinatoires régulières des motifs de l’oiseau avec inversions , tête-bêches , retour …, changements de sens, retours encore, dans des rapports chocs…. une dynamique des forces vives. Tellement captivant tout ça ! (2)

Les gazes présentent, elles aussi, de remarquables ordonnancements réguliers du motif, l’ oiseau là encore très souvent. L’oiseau, motif répétitif, peut s’accommoder de têtes humaines (trophées) mais à peine repérables presque irreconnaissables : ici, comme souvent dans les “double étoffe”, on les aperçoit aux pointes de triangles d’intersections des changements de sens (v. Chancay n°1322) . Cela apparaît quelques rares fois déjà dès les gazes Paracas .

Dans la culture Paracas (- 300 à 600 ap. J.C.) il n’est pas sûr que les motifs régulateurs de « l’oiseau contraste » aient déjà vraiment coexisté avec les hybrides menaçants des tapisseries dont on enveloppait les momies des nécropoles. Sur les gazes Paracas  on a quelques exemples de motifs zoomorphes ou même anthropomorphes . Mais ce qui est sûr c’est qu’existaient déjà dans les tissus double étoffe et les gazes de la culture Paracas ces grands décors structuraux faits d’obliques changeant de sens, en « escalier », qui vont être un trait fondamental des tissages des cultures qui ont suivi pour les ordonnancements complexes des rythmes répétitifs reprenant le motif constant de l’oiseau aligamari dans les tissus double étoffe et les gazes.

Tapisserie enveloppant une momie, 230x 130 cms ,  5 couleurs des fils de trame en laine de vigogne sauvage - nécropole de Paracas, premiers siècles: avant 600

3 - Tapisserie (détail de 1) 6 couleurs de fils - Nécropole Paracas (300 av. à 600 ap. J.C.)

L’ énigme en cause ici tient à ces deux systèmes d’expression des convictions et de signes absolument contraires :

- d’un côté (1 et3) les inévitables hybrides menaçants (à têtes humaines trophées) proches des sacrifices humains pour conjurer les menaces cosmologiques, indispensables aussi pour affronter l’au-delà (tapisseries enveloppant des momies), - là on est du côté mythico-rituel et “paroxysme religieux” (note 1*) ;

- de l’autre (2) on est avec les contrastes rigoureusement ordonnés du motif de l’oiseau aliqamari (présents en réalité dans les couleurs de son plumage) qui rappellent, rythment, combinent en les opposant ” toutes ces choses qui ne peuvent pas aller ensemble”, qui ordonnent et régularisent, on est là du côté des interdits et de la loi, des fonctions sociales et d’un ordre social maîtrisé. Evidemment sans aucune hybridation.

De l’un à l’autre c’est exactement l’inverse .

Il est donc survenu un contrepoids “pacifiant”, régulateur, nécessaire, qui indique que la vie quotidienne et les travaux agricoles n’auraient pas été possibles avec seulement l’angoisse des menaces cosmiques ou même simplement météorologiques qu’expriment à l’opposé comme hors de toute maîtrise humaine les hybrides menaçants.

On ne saurait trop insister sur ces deux niveaux d’expression des convictions, présents simultanément ( sans doute dès les textiles paracas et jusqu’à la fin de l’empire Inka) : 1 - paroxysme religieux (les hybrides) - 2 -régularisation et régulation sociale (les contrastes et changement de sens générés à partir d’un motif unique et clairement lisible, en premier lieu le motif de l’oiseau aligamari). Equilibre recherché entre les deux niveaux. On pense aussi aux Calendriers qui rythmaient les travaux agricoles aussi bien que les rituels sacrificiels en rapport avec les observations astronomiques . C’est sans doute là un autre trait marquant des structures mentales des précolombiens que nous signalent les tissus et leurs motifs plus expressément encore peut-être que leurs autres modes d’expression (ex. céramiques, reliefs, fresques et même architecture).

Ce qui revient à dire que dans cet équilibre le tissage, les tissus (et leurs comptes de fils) jouaient le rôle d’ agents essentiels de civilisation . « Du tissu par excès », cela peut s’entendre tant ces cultures du Pérou précolombien ont porté d’intérêt au tissu comme à une ressource particulièrement précieuse.

Sans avoir vraiment besoin d’aller jusqu’à l’écriture pour cela . Il faut insister là-dessus davantage que sur une évolution historique qui aurait fait passer l’expression des motifs d’un «temps des hybrides » au temps ultérieur impliquant des exigences de régulation d’une société plus organisée (Chancay et empire Inca). Ces exigences s’exprimaient davantage dans les répétitivités régularisées avec le motif de “l’oiseau-contraste”. Mais les deux niveaux d’évolution ont très probablement joué ensemble, l’un et l’autre, croyances et fonctions sociales.

Patrice Hugues

Images: collections du Musée de Lima ( MNAAHP)

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note 1* - pour ces hybrides menaçants un trait constant : tous les signes pouvant être yeux et bouches d’une face sont saisis et viennent redoubler l’hybridation par une face supplémentaire s’ajoutant à un premier étage déjà à demi anthropomorphe.C’est particulièrement visible sur les illustr. 1 et 3.

12ème article/question - Autour des tissus du Pérou précolombien: des “tissus par excès”? Propositions de lecture 1

Vendredi 24 octobre 2008

Propositions de lecture 1

Ces articles (12 ème et 13 ème articles.. ) viennent comme la suite de l”article sur les Aborigènes d’Australie (et du chapitre 2 du CahierIII). A leur sujet je proposais de parler du « tissu par défaut », car ils n’ont jamais eu de tradition de tissage. C’est tout l’inverse à propos des cultures du Pérou précolombien : on peut parler là au contraire « du tissu par excès », tant ces cultures ont porté d’intérêt au tissu comme à une ressource particulièrement précieuse. Comment ? Pourquoi ?

Premières données sur les tissus péruviens Précolombiens

Les Péruviens précolombiens (….Cultures Paracas, Nascas, … Chimu, Chancay … Quechuas de l’empire Inca) ont été de fabuleux inventeurs de tissus . Ils ont su utiliser et combiner avec un sens remarquable de la variation et de la rigueur toutes les implications spécifiques du tissage, découlant de points de départ très simples . Implications abstraites des comptages qui finalement deviennent complexes, et respect des impératifs concrets de solidité du tissu. Equilibre entre structure tissée et venue des motifs : intégration des deux poussée au plus loin. (Force d’intégration)
Les métiers à tisser des Péruviens d’époque pré-incaïque - contemporains des premiers siècles de notre ère - restaient extrêmement simples . La chaîne était montée sur des bâtons et suspendue en hauteur. A l’autre extrémité elle était liée au corps du tisserand ou de la tisserande au moyen d’une sangle . Pour disposer d’une plus grande longueur de chaîne, le tisserand se plaçait parfois dans un trou . Pas de bâti, pas de cadre non plus mais simplement des lames de levage . Largeur maximum des tissus : 75 cm, longueur : 2 à 3 m. Au Pérou les fils de chaîne étaient le plus souvent en coton, la trame souvent en fils de laine très fins de vigogne sauvage, en laine de lama, ou bien alors elle était elle-même en fils de coton .
On est stupéfait de constater à quelle variété de contexture et à quelle complexité parvenaient les tisserands ou tisserandes de l’ancien Pérou avec des moyens qui restaient d’une telle simplicité . Tissus à deux chaînes et deux trames (ou plus) : tissage en “double étoffe” . Tissage en tapisserie, gazes et tissus à jours, réseaux à l’aiguille, à points bouclés, semblables ou presque à la dentelle de Venise, réseaux à poils coupés analogues dans leur principe à nos velours…

Double étoffe, fils de coton - Ica valley,pré-incaïque
1

Le cas des tissages en “double étoffe” 1
Dans leur principe ils consistent dans le tissage superposé de deux couches de tissu et donc de croisures de fils, qui échangent de l’une à l’autre leurs positions et leurs couleurs : d’une face sur l’autre ce qui est couleur des motifs devient celle des intervalles ou fond et réciproquement. Pour les changements de position des couleurs le (ou la) tisserand(e) faisait passer les navettes de trame d’une face à l’autre en écartant à la main directement les fils de chacune des chaînes, - pour que celles-ci apparaissent à leur place à l’endroit -, sans autre agent de séparation pour déterminer le levage et sans interrompre la continuité des armures de chacune des étoffes, sans faille ni fente, aux comptes précis de fils qui le réclamaient selon le décor. Dans ces conditions le tissage en double étoffe permettait d’obtenir un décor fait de contrastes toujours surprenants et apparemment complexes en complète intégration avec la structure tissée , décor et contexture ne faisant qu’un. Des rythmes finalement simples, mais qui sont de très fortes expressions tissées, résultent de cette identité ; en même temps écarts jouant en logique opposition. A ce jeu des différences et des oppositions éprouvées dans un système structural au tissage, les gestes du (ou de la) tisserand(e) pouvaient prendre par eux-mêmes valeur symbolique, être agents d’enregistrement rituels ou symboliques dans le tissu, donner valeur de signes à ses motifs .

 

Tapisserie pré-incaïque , Coton , fils de trame laine de vigogne
2 Tissage en”Tapisserie” - époque pré-incaïque récente - coton, laine de vigogne pour les fils de trame de plusieurs couleurs, ils sont les seuls à apparaître (chaîne cachée , fils de coton)

Décors, rythmes structuraux et tissage 2
Dans les étoffes péruviennes précolombiennes, tantôt c’est le décor qui semble découler du tissage, tantôt c’est le tissage qui semble découler du décor . Dans les deux cas la contexture et le décor s’établissent étroitement l’un pour l’autre au maximum des possibilités . Les motifs, présents de façon répétitive, fréquemment assez petits - des oiseaux, des félins (des jaguars), des silhouettes, rarement des végétaux…, parfois des hybrides tout à fait émouvants d’oiseaux et de regards humains - prennent une très grande force rythmique en s’insérant dans des jeux de lignes géométriques, souvent des diagonales qui changent sans cesse de direction et acquièrent de ce fait la qualité d’une structure d’ensemble (2) . - Ces motifs, souvent placés en opposition ou tête-bêche, se combinent avec ces décors structuraux d’ensemble sans subordination des uns aux autres, mariant le grand et le petit dans des rapports-chocs qui n’engendrent ni réelle ambiguïté d’échelle ni vertige . (Force d’intégration). L’ambiguïté d’échelle et certains vertiges ne sont requis, semble-t-il, que pour être bloqués net par les jeux à retours du tissage et du décor .
On est tenté de dire que la structure générale et expressive du tissu comporte en quelque sorte dans ces conditions deux niveaux, l’un celui des croisures qui forment le tissu, dont les directions perpendiculaires semblent tout à fait élémentaires, l’autre celui du décor qui crée littéralement d’autres sens, obliques ou en diagonale .
Toute l’expression du tissu vient alors justement par différenciations volontaires de sens : orientations obliques, diagonales, s’écartant délibérément de la croisée simple . Elle repose sur la recherche d’écarts expressifs, par rapport à l’armure de base du tissu ; elle implique un travail de compte et un travail gestuel très déterminés qui s’inscrivent ainsi de façon manifeste dans le tissu. Chez les Quechuas de l’ancien Pérou tout passait avant tout par le compte, tout se passait “avant l’écriture” .
Comme dans toute intégration textile très complète, il est avant tout question de rythmes répétitifs, de différenciations quantitatives, même dans les écarts de sens minimaux qui définissent les petits motifs; il est avant tout question de comptages et de nombres.

Voilà la première part de ce qui fait la force des tissus péruviens précolombiens, au moins de ceux qui ordonnent leurs signes selon la répétitivité régulière de leurs motifs. Toujours la signification des motifs et la structure tissée s’identifient l’une à l’autre . Une grande lisibilité et en même temps de multiples sens de lecture possibles . Ils peuvent à la fois nous fasciner et nous surprendre . Tout est certes défini, construit, mais en même temps tout est mouvement communiquant . Pour autant ce ne sont pas des labyrinthes où se perdre. L’expression tissée est ici celle d’une dynamique des forces vives qui règnent dans l’univers, émouvante et communicative.

 

Patrice Hugues

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