Archive pour mai 2008

7 ème article/question Le tissu et l’entre-deux (1)

Mardi 13 mai 2008

LE GRAND INTERÊT DES POUVOIRS AMBIVALENTS DU TISSU

L’unité du tissu s’ouvre toujours sur des ambivalences. Ses caractères les plus spécifiques ont tous leur point d’attache dans l’un ou l’autre de ses pouvoirs ambivalents.

Des exemples sur une longue liste de ces ambivalences du tissu :

- Et celle de l’envers valant l’endroit . 1

- Et celle de l’intervalle valant le motif . 2

- Et celle du tissu parlant du dedans et au dehors .

- Et celle d’être à la fois à soi et aux autres .

- Et celle qui associe la rigueur de sa structure tissée à l’imprévisible de ses plis. 3

- Et celle des échelles multiples et de l’ambiguïté d’échelle si souvent présentes dans le tissu . 4

- Et celle du tissu au plus près de notre être, au contact de notre peau, mais se déployant comme dans l’illimité, suggérant l’immense, l’infini ; entre limité et illimité.

- Et celle d’être en correspondance avec le vivant tout en étant simple chose inanimée .

- Et celle de pouvoir jouer son rôle entre sujet et objet .

- Et celle d’être chose psychique et en même temps chose de civilisation . 13

- Et celle d’avoir toujours un mode d’existence double, tantôt méprisée, tantôt sublimée . 5

- Et celle de pouvoir être souillé, sale, d’une saleté repoussante, puis entièrement propre et de nouveau de la plus grande fraîcheur . 9

- Et celle d’être autant pour la femme et pour l’homme, mixte en somme .

- Et celle d’être à la fois continuité et discontinuité; entre analogique et numérique . 6 .

- Et celle d’être entre la forme et le nombre . 11

- Et celle d’être chose abstraite - comptes complexes, touchant au mental - et en même temps chose des plus concrètes, à toucher et à voir; entre le sensible et l’intelligible ou “sensible pour l’esprit” . 12

- Et celle donc d’intervenir entre le corps et l’esprit pour l’unité de l’être .

- Et celle d’intervenir entre soi et autrui, entre l’individuel et le collectif, dans le milieu .

- Et celle de valoir à l’enfant un passage vers le monde : - tissus des embrassements maternels et tissus transitionnels.

- Au total, d’être un passeur . 14

 

Quelques commentaires

1 - Dans ses fonctions, le tissu n’a pas d’envers nul, l’envers vaut l’endroit (à la différence du miroir), en deux rôles cependant bien distincts l’un de l’autre (à la différence du verre dont la transparence mêle les faces) .Et c’est l’envers du tissu que nous vivons au plus près.

2 - Les motifs et les intervalles ont la même valeur tissée dans les rythmes de son décor. Ils « se retirent », « se déduisent » les uns des autres, comme l’envers de l’endroit, si bien que le tissu se prête à des lectures inversées et qu’en toute zone de sa surface valent des virtualités multiples qui sont autant d’incitations à le parcourir, à le vivre en tout sens. C’est vrai même d’un simple tissu « prince de Galles » ou « pieds-de-poule ».

3 - Dans le tissu, il y a d’une part la rigueur et d’autre part, à l’opposé, l’imprévisible. Le tissu se définit par la rigueur du compte de ses fils en trame et en chaîne, il se constitue à partir des modes de croisure de ceux-ci (ou “armures”) selon une combinatoire chiffrée rigoureuse et programmée, mais ceci donne au final l’inverse de la rigueur : dans les plis imprévisibles qui se forment à chaque mouvement et selon chacun de ses positionnements. Non mesurables, ces plis se dérobent à toute rigueur, du moins pour notre perception immédiate (et de même pour la géométrie classique) .

4 - Le tissu nous fait vivre en parfaite ambiguïté d’échelle. Le tissu est à la fois à l’échelle de ses unités minimales, les croisures de fils, à l’échelle de ses innombrables motifs de petite taille quand il en comporte ; à l’échelle aussi de ses grands motifs qui parfois comprennent en eux de plus petits motifs sans pour autant les assujettir à leur échelle (autrement dit sans que ces petits motifs perdent leur autonomie et deviennent seulement des détails des grands motifs) ; à l’échelle enfin du déploiement de la pièce d’étoffe tout entière qui, dans sa continuité, son mouvement, ses plis et ses replis, suggère la plus grande ampleur, évoque l’immense, touche à l’immense et à l’illimité.

5 - Le tissu a une existence double, l’une méprisée, l’autre sublimée. Depuis la Renaissance et les siècles baroques, là-dessus le mystère a régné en Occident. Mystère qui d’un côté vouait le tissu au peu du corps, à de triviales fonctions concrètes au service du corps, le livrait aux mains des femmes, tandis qu’il perdait peu à peu sa place dans l’esprit des hommes ; en fait cessant bientôt d’être considéré, parce que l’esprit masculin, qui voulait tout définir alors, restait en but à cet imprévisible du tissu. Mais Mystère aussi du côté de la transcendance : le tissu, délaissé par la raison parce qu’indéfinissable et par trop imprévisible, était libre d’emploi précisément pour exprimer l’indicible, le surnaturel, les amplifications pathétiques dans les représentations peintes ou sculptées.

6 - Continuité, et discontinuité : l’existence concrète du tissu tient à l’une et à l’autre inséparablement(comme elle tient au nombre et en même temps à la forme). Rien ne nous donne aussi bien qu’une pièce d’étoffe, avant qu’elle ne soit coupée, le sentiment de la continuité : sous nos doigts qui la touchent et pour notre regard qui peut porter loin quand elle est déployée. Mais de près nous touchons et voyons des croisures de fils, des unités, elles, discontinues ; chaque fil se distingue des autres fils et chaque croisure constitue un module à part. Existe-t-il une autre réalité dont la structure puisse ainsi s’appréhender d’ensemble, comme cohérente, et en même temps être perceptible, aussi distinctement, par nos sens dans ses unités minimales ?

9 - Le tissu peut apparaître comme juste “avant le chiffon”, voué à recueillir éventuellement toutes les sanies du corps, il peut être d’une repoussante saleté . Mais il peut avant cela être de la plus totale propreté et redevenir entièrement propre après, voire de la plus éclatante blancheur, d’une totale fraîcheur. Prêt pour tous les charmes et toutes les solennités ; ou plus simplement pour le bien-être et l’agrément de pouvoir changer de linge .

10 - Le tissu est à retenir pour tous les services par ambivalence qu’il nous rend. “Reliant-mixte” parce qu’il est dans sa nature d’être absolument mixte, autant pour la femme et pour l’homme ; favorisant la communication entre les êtres parce qu’il se place et trouve naturellement son expression dans “l’entre-deux” ; aidant notre vie de la naissance à la mort parce qu’il l’accompagne à chaque moment, et à chaque moment nous aide à vivre cet “état de milieu” qui est fondamentalement le nôtre .

11 - Le tissu tient pour une part à la forme mais il tient aussi au nombre, par le compte de ses fils, de ses croisures et leur propagation rythmique selon une combinatoire entièrement numérisée; par cette part de lui-même il met naturellement la forme en cause . La forme corporelle c’est la continuité dans le fini, le nombre cela peut être la discontinuité et l’infini . Le tissu retient la forme du corps, mais il déborde celle-ci vers l’illimité parce qu’il est nombre .

12 - La réalité du tissu est abstraite, touchant au mental par le fait de sa structure “numérisée” et de ses rigueurs exactement comptées, elle est en même temps on ne peut plus concrète, à voir et encore plus à toucher, on ne peut plus près du corps, presque charnelle .

13 - Il est à la fois “chose psychique” pour l’individu et “chose de civilisation” .

14 - A la limite où il se place, il aide l’expression la plus intime de nous-mêmes et en même temps la communication : le tissu est un” passeur”

Etonnante association dans l’unité du tissu, dans le croisement de ses fils de chaîne avec ses fils de trame de tant de doubles pouvoirs et de tant d’aptitudes apparemment contradictoires ! Cela vaut pour tout “l’entre-deux” de la vie : entre corps et esprit, entre naissance et mort ?

Patrice Hugues