22 ème article-question (bis): Les “fonds meublés” des enluminures gothiques ?
Les “Fonds Meublés” des Enluminures gothiques
et de la Tapisserie de l’Apocalypse d’Angers
Très souvent les enluminures des manuscrits des XIIIe et XIVe siècles, ornant des lettrines ou en pleine page, ont ces fonds que l’on peut dire « meublés », des fonds entièrement couverts de motifs répétitifs en grand nombre, uniformément, fonds losangés, échiquetés, selon des réglages ou quadrillages divers superposés, toujours avec un effet optique de remplissage lumineux assez vertigineux. On retrouve des fonds meublés dans la tapisserie de l’Apocalypse, au moins dans la moitié des 84 panneaux qui la composent .
Les enluminures qui ont ces « fonds meublés » sont exclusivement « des enluminures gothiques » des XIII e et XIV e siècles (1200 - 1400). La tapisserie de l’Apocalypse a été tissée entre 1373 et 1380
Sacramentaire à l’usage de Senlis - vers 1310 - Enluminure d’une Lettrine - Moïse et le serpent d’airain
Enquête
Evocation rapide de quelques pistes d’avant les XIII e - XIV e siècles ?
- Rôle des fonds en éventails répétés et réguliers dans les parties unies des mosaïques romaines ou byzantines (v. le chamelier - Expo. Byzance Istamboul Grd Palais )? Rien de certain .
- Influence des enluminures irlandaises et celtique VIe-XIe ? Faible. Ces enluminures irlandaises , inspirées par les bestiaires de l’Orient ( ou des Vikings) vont surtout vers les entrelacs et les enluminures gothiques sont peu inspirées par les entrelacs.
- Influence des tapisseries (et des enluminures) coptes ? Faible. Elles ont marqué davantage les enluminures romanes . Pas encore de tapisseries à l’époque romane ( v. Bayeux, une broderie !).
- Peut-être la valeur souvent optique et lumineuse des “fonds meublés” est-elle redevable aux vitraux qui eux existaient déjà?
- Influence du pôle anglo-normand , des Plantagenets , du premier Angers, jusqu’au milieu du XIIIe ( Bible d’Avranches - manuscrits du Mt St Michel): apparition de l’héraldique et des blasons avec leurs fonds souvent losangés, échiquetés ? Peut-être quelque parenté avec les fonds meublés quand ils sont plus ou moins géométriques.
- Y a-t-il quelque chose à retenir du réglage de la page par le moine copiste du scriptorium, comme conditionnement au quadrillage régulier des fonds des lettrines schéma porteur pour les fonds meublés de celles-ci ? Rien de certain, d’ailleurs le plus souvent la taille des caractères gothiques et donc du réglage des interlignes ne correspond pas à celle des carreaux de ces quadrillages préparatoires probables. (Les enluminures carolingiennes de manuscrits en belle graphie caroline qui supposaient un réglage parfait de lignes, ne comportaient pas de « fonds meublés » ) .
- Si les enlumineurs se servaient de patrons et de modèles le réglage de la surface à enluminer permettait la reproduction et le placement, éventuellement avec réduction au format, de ces modèles aux carreaux ; placement qui était déjà par lui-même rapide géométrie, compte et nombre, c’est à noter. En somme (?)une pratique qui pouvait conduire le copiste à meubler le fond de l’enluminure de modules répétitifs qui jouaient sur le nombre comme à l’infini .
-Retenir sûrement les influences orientales en ce temps « gothique » des principales Croisades mais sous quel rapport ? v.plus loin .
- Influence nulle, on s’en doute, des calligraphies et des décors des mosaïques islamiques .
- Les fonds meublés seraient-ils dans la filiation des fonds d’or fascinants des icônes byzantines, qu’ils remplaçaient ? Discutable .
- On peut retenir le goût bientôt obsessionnel en Occident pour les étoffes précieuses et leurs motifs. Jusque-là venus d’Orient .- y compris les soieries de Chine répandues dans tout le bassin méditerranéen par les invasions mongoles.
- ” Les fonds meublés” sont proches des tissus dans leur inspiration. - Les fonds meublés sont un jeu sur la surface de parchemin des enluminures très proche du jeu et des rythmes des motifs sur les tissus.
Valeurs expressives des « fonds meublés »
- Valeur tapissante qui justement indique là une étroite parenté entre enluminures et tapisseries . Nicolas Bataille, le licier qui a tissé les tapisseries de l’Apocalypse entre 1373 et 1380 et Hennequin de Bruges, le peintre cartonnier ( ?), étaient l’un et l’autre très près des miniatures, ils se sont inspirés des enluminures d’un manuscrit de l’Apocalypse prêté par Charles V à son frère Louis 1ér d’Anjou pour lui permettre de faire réaliser « son beau tapis ».
- Les fonds meublés seront mis en cause dès que la perspective commencera à vraiment entrer en jeu dans les miniatures (1), ainsi qu’ombres et lumières, dès le XV e sous l’influence de l’Italie. C’est l’or et les couleurs qui font la lumière pratiquement sans ombres des enluminures gothiques.- Les fonds meublés passent aisément des enluminures des livres aux grandes tapisseries ; sans doute les petites dimensions des enluminures y gagnaient-elles quelque chose de compatible avec le mural et le monumental : du monumental en miniature .- Les fonds meublés établissent toujours répétitivement l’équivalent d’un réseau de motifs sans lacune, ils sont pleins, complets, et ils introduisent dans le format bien circonscrit de la lettrine ou de la page du manuscrit un sentiment de propagation illimitée presque jusqu’au vertige, ils assurent même dans le très réduit un approfondissement optique de l’espace.
- Tout cela parce qu’ils font parler le nombre derrière les personnages, en impliquant le plus souvent un encadrement qui les situe toujours plus ou moins dans un intérieur. A cet encadrement conviennent particulièrement des détails d’architecture gothique.
(1) - Dans les enluminures il y a seulement, même au XV e, des perspectives par morceaux et des visées plurilatérales.
Tapisseries de l’Apocalypse d’Angers 1373 - 1380 - St Michel et ses anges terrassant le dragon
- Quand ces fonds meublés interviennent sur le grand format des tapisseries , la situation s’inverse, ils s’expriment comme un extérieur, mais lui aussi comme insondable sinon vertigineux . C’est particulièrement vrai pour le fond losangé du St Michel et pour tous les autres panneaux de l’Apocalypse qui comportent également des fonds meublés. Alors rien ne convient mieux pour l’Apôtre Jean qui rend compte de sa «Vision », que d’être extrait de cet « extérieur » et être de nombreuses fois retenu dans « un intérieur » que lui ménage sa guérite d’observation d’architecture d’un gothique très pur.
- Dans les enluminures des manuscrits les motifs répétitifs innombrables des fonds meublés, qu’ils dépendent d’un seul ou de plusieurs champs de motifs différents, entreront bientôt en relais presque télescopiques avec les motifs dont sont couverts les vêtements des grands personnages représentés, - exemple le plus remarquable les fleurs de lys des manteaux des personnages royaux de France . Et l’espace, pourtant de dimensions très réduites dans les pages des manuscrits, s’en trouve encore démultiplié, libre de passer par ces fonds à motifs « numériques », des vêtements aux dais , aux tentures, eux-mêmes couverts de motifs ou à l’inverse par retour du regard . Vers la fin du XIVe siècle les enluminures gothiques évoluent nettement dans ce sens.
- Deux enluminures gothiques tardives - v. 1414, St Louis, Bréviaire à l’usage de Paris - et Chronique de Burgos.
(cliquer sur les mages pour les agrandir)
- Une étonnante force de présence, une étonnante vivacité des gestes et des attitudes des personnages représentés qui apparaissent devant ces fonds meublés, c’est ce qui peut le plus nous retenir aujourd’hui. Cette remarquable animation optique tient tout entière à la frappante rupture d’échelles qui intervient dans la plupart des cas entre l’échelle des personnages, de leur visages, éventuellement couronne en tête, parfaitement différenciés dans leurs gestes et leurs attitudes , et l’échelle brusquement beaucoup plus petite le plus souvent des modules-motifs du fond meublé, lesquels s’épandent le plus souvent tout à fait uniformément en nappe innombrable. Cette rupture d’échelle exerce un véritable pouvoir de fascination qui capte toujours l’attention. Ces « fonds meublés » écartent tout détail hors sujet, Ils disent tout en ne disant rien, ils créent toute l’ambiance à eux seuls, une ambiance intense sur mesure qui focalise l’attention sur les faits et gestes des personnages, au service de la plus grande ferveur.
Sacramentaire à l’usage de Senlis - vers 1310 - Le couronnement de la Vierge (détail)
Ces Fonds meublés, une énigme du nombre? - d’abord une ferveur .
Ils sont assurément l’indication d’un penchant très marqué, d’une habitude quasi naturelle de la sensibilité médiévale , gothique en l’occurrence, pour la lecture et l’expression du réel et des latitudes de l’imagination par le nombre, plurilatéral, même polyvalent, supposant toujours l’illimité . Le nombre est évidemment toujours proche de ce que nous appelons aujourd’hui le « numérique » . On remarquera que ces fonds meublés « numérisés » sont très rares dans les fresques ou les peintures sur panneaux d’Italie des mêmes XIIIe-XIVe siècles . Ils valaient seulement plus au Nord.
Mais alors quelle était l’origine, au moins le sens de ce penchant très marqué pour « le nombre »; lequel est en passe de se retrouver aujourd’hui en bonne place avec le numérique parmi les nouvelles habitudes de nos sensibilités ? Il faut rappeler qu’ à l’époque le compte était encore malaisé (au mieux au moyen de l’abaque) Ce nest paradoxal qu’en apparence . Souvent c’est « en attente » d’un moyen nouveau plus aisé que le désir en est le plus fort, il se manifeste autrement, « à côté » du manque …
Arbre d’affinités - Droit canon : Suma aurea - v.1315 - miniature en pleine page
Quels étaient aux temps gothiques les plus hauts exercices de mesures et de comptes ? Certainement l’architecture des Cathédrales. Comment Bréviaires ou Evangéliaires ouverts sur le lutrin au chœur de la cathédrale pouvaient-ils s’assortir aux proportions de l’immense nef autrement que par « le Nombre » régissant les fonds meublés de leurs enluminures encadrés de détails architecturaux ? Ainsi se portant à la dimension du ciel, en élévation, avec tout l’élancement de la cathédrale et de tout l’art gothique .
Ces fonds meublés « numérisés » deviennent rares et bientôt disparaissent des miniatures dès les débuts du XVe siècle, l’élan vers le ciel se trouvait dépassé par un regard plus terrestre de la réalité, y compris les personnes. Le nombre, dans une vision davantage soucieuse de ressembler à ce qu’on voit, se trouvait dès lors reporté et retenu dans la figuration des tissus somptueux dont étaient revêtus les grands personnages. Dans la peinture, déjà gagnante, la figuration remarquablement soignée de leurs motifs souvent en champs multiples rejoignait d’ailleurs la reproduction dans un décompte extrêmement précis, de toutes herbes, de toutes fleurs, même les plus menues, de toutes feuilles dans les buissons dans l’environnement des personnages sacrés, pour se retrouver comme principale ornementation dans les enluminures dans les larges bordures de leurs encadrements tandis que les fonds meublés y comptent alors beaucoup moins .
Quelle attente avait cessé, quelle ferveur, quel désir s’affaiblissaient-ils ? Moins peut-être celui du ciel, que le désir des merveilles d’ici-bas, de de l’Orient en particulier, qui avaient pu susciter déjà deux siècles plus tôt la convoitise des Croisés . Surtout ces merveilles (hors de portée désormais sauf pour les cités maritimes et marchandes d’Italie) étaient - elles avantageusement remplacées au XV e siècle par les tissages de Florence, Lucques ou Venise, l’Italie était capable de produire elle-même (c’était vrai dès le XIIIe siècle) et d’exporter vers le Nord, royaume de France et Flandres, pays des enluminures et des tapisseries, d’aussi précieux tissus à motifs, soieries et velours, objets de tous les désirs des princes . Quelle incapacité s’exprimait là enceinte d’un autre désir ? Certainement le rêve n’était plus le même, plus humaniste désormais.
Patrice Hugues