13ème article/question - Autour des tissus du Pérou précolombien: des “tissus par excès”? Propositions de lecture 2

Une autre part de données         

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Il y a dans les tissus du Pérou précolombien une autre part tout aussi remarquable, qui est parfaitement énigmatique, on est frappé par l’opposition entre deux principaux types de motifs, dans leur ordonnancement dans et sur le tissu et en même temps dans leur mode de tissage :

- entre d’un côté principalement en tapisserie (1 et 3) des motifs « d’ Hybrides menaçants» anthropo-zoomorphes selon des répétitivités en partie variantes, souvent sur « champ libre »,

Tapisserie enveloppant une momie - Paracas (avant 600) 275×157 cms
1 - Tapisserie enveloppant une momie - Nécropole PARACAS ( av. 600) 275 x 157 cms

- et de l’autre (2), ces rythmes combinatoires complexes avec des répétitivités très strictes des motifs, évoqués dans le précédent article, principalement le motif de l’oiseau-contraste aligamari, où le jeu du rapport motifs/intervalles prend toute son importance, dans les tissages en double étoffe et les gazes et même quelquefois dans les tissages en « tapisserie ».

L’oiseau aliqamari des sacs agricoles wayunas (pour les femmes?) (2), - aliqa ou contrastes de couleurs de son plumage - est comme motif si souvent présent le rappel de “toutes ces choses qui ne peuvent pas aller ensemble” ( exactement comme l’interdit judaïque : pas de mélange au tissage de fils de laine /”fibre animale” et de fils de lin ou chanvre /”fibre végétale”). C’est déjà l’interdit et la Loi . D’accord avec les remarques du R.P. Bertonio (XVIIe) .

Double étoffe - Chancay, vers 1000 à 1300

2 - Double étoffe , fils de coton deux couleurs - Chancay , vers 1000 à 1300 de notre ère

Cela vaut pour tant de tissus double-étoffe et toutes les répétitivités et combinatoires régulières des motifs de l’oiseau avec inversions , tête-bêches , retour …, changements de sens, retours encore, dans des rapports chocs…. une dynamique des forces vives. Tellement captivant tout ça ! (2)

Les gazes présentent, elles aussi, de remarquables ordonnancements réguliers du motif, l’ oiseau là encore très souvent. L’oiseau, motif répétitif, peut s’accommoder de têtes humaines (trophées) mais à peine repérables presque irreconnaissables : ici, comme souvent dans les “double étoffe”, on les aperçoit aux pointes de triangles d’intersections des changements de sens (v. Chancay n°1322) . Cela apparaît quelques rares fois déjà dès les gazes Paracas .

Dans la culture Paracas (- 300 à 600 ap. J.C.) il n’est pas sûr que les motifs régulateurs de « l’oiseau contraste » aient déjà vraiment coexisté avec les hybrides menaçants des tapisseries dont on enveloppait les momies des nécropoles. Sur les gazes Paracas  on a quelques exemples de motifs zoomorphes ou même anthropomorphes . Mais ce qui est sûr c’est qu’existaient déjà dans les tissus double étoffe et les gazes de la culture Paracas ces grands décors structuraux faits d’obliques changeant de sens, en « escalier », qui vont être un trait fondamental des tissages des cultures qui ont suivi pour les ordonnancements complexes des rythmes répétitifs reprenant le motif constant de l’oiseau aligamari dans les tissus double étoffe et les gazes.

Tapisserie enveloppant une momie, 230x 130 cms ,  5 couleurs des fils de trame en laine de vigogne sauvage - nécropole de Paracas, premiers siècles: avant 600

3 - Tapisserie (détail de 1) 6 couleurs de fils - Nécropole Paracas (300 av. à 600 ap. J.C.)

L’ énigme en cause ici tient à ces deux systèmes d’expression des convictions et de signes absolument contraires :

- d’un côté (1 et3) les inévitables hybrides menaçants (à têtes humaines trophées) proches des sacrifices humains pour conjurer les menaces cosmologiques, indispensables aussi pour affronter l’au-delà (tapisseries enveloppant des momies), - là on est du côté mythico-rituel et “paroxysme religieux” (note 1*) ;

- de l’autre (2) on est avec les contrastes rigoureusement ordonnés du motif de l’oiseau aliqamari (présents en réalité dans les couleurs de son plumage) qui rappellent, rythment, combinent en les opposant ” toutes ces choses qui ne peuvent pas aller ensemble”, qui ordonnent et régularisent, on est là du côté des interdits et de la loi, des fonctions sociales et d’un ordre social maîtrisé. Evidemment sans aucune hybridation.

De l’un à l’autre c’est exactement l’inverse .

Il est donc survenu un contrepoids “pacifiant”, régulateur, nécessaire, qui indique que la vie quotidienne et les travaux agricoles n’auraient pas été possibles avec seulement l’angoisse des menaces cosmiques ou même simplement météorologiques qu’expriment à l’opposé comme hors de toute maîtrise humaine les hybrides menaçants.

On ne saurait trop insister sur ces deux niveaux d’expression des convictions, présents simultanément ( sans doute dès les textiles paracas et jusqu’à la fin de l’empire Inka) : 1 - paroxysme religieux (les hybrides) - 2 -régularisation et régulation sociale (les contrastes et changement de sens générés à partir d’un motif unique et clairement lisible, en premier lieu le motif de l’oiseau aligamari). Equilibre recherché entre les deux niveaux. On pense aussi aux Calendriers qui rythmaient les travaux agricoles aussi bien que les rituels sacrificiels en rapport avec les observations astronomiques . C’est sans doute là un autre trait marquant des structures mentales des précolombiens que nous signalent les tissus et leurs motifs plus expressément encore peut-être que leurs autres modes d’expression (ex. céramiques, reliefs, fresques et même architecture).

Ce qui revient à dire que dans cet équilibre le tissage, les tissus (et leurs comptes de fils) jouaient le rôle d’ agents essentiels de civilisation . « Du tissu par excès », cela peut s’entendre tant ces cultures du Pérou précolombien ont porté d’intérêt au tissu comme à une ressource particulièrement précieuse.

Sans avoir vraiment besoin d’aller jusqu’à l’écriture pour cela . Il faut insister là-dessus davantage que sur une évolution historique qui aurait fait passer l’expression des motifs d’un «temps des hybrides » au temps ultérieur impliquant des exigences de régulation d’une société plus organisée (Chancay et empire Inca). Ces exigences s’exprimaient davantage dans les répétitivités régularisées avec le motif de “l’oiseau-contraste”. Mais les deux niveaux d’évolution ont très probablement joué ensemble, l’un et l’autre, croyances et fonctions sociales.

Patrice Hugues

Images: collections du Musée de Lima ( MNAAHP)

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note 1* - pour ces hybrides menaçants un trait constant : tous les signes pouvant être yeux et bouches d’une face sont saisis et viennent redoubler l’hybridation par une face supplémentaire s’ajoutant à un premier étage déjà à demi anthropomorphe.C’est particulièrement visible sur les illustr. 1 et 3.

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