10éme article/question : Chine-Occident ? - Des exemples très anciens d’options de civilisation opposées (1) - Trame et chaîne - Tissage et Ecriture

Chine- Occident ?
Trame et chaîne - Tissage et Ecriture
Des exemples très anciens d’options de civilisation opposées ?
(1)
Trame et chaîne

 

 

Dans les plus anciennes soieries chinoises (1), déjà avant l’empire des Han, les différentes couleurs de tout le décor, motifs et intervalles, viennent uniquement des fils de la chaîne, on dira plutôt des chaînes : soit à l’ourdissage de la chaîne, répartition dans toute sa largeur, la largeur du futur tissu, de zones de fils de ces différentes couleurs (jusqu’à cinq souvent) qui apparaissent très nettement, une fois le tissage accompli, comme des bandes, du jaune, du vert, du rouge, du blanc dans les motifs, du bleu dans les intervalles entre les motifs (ce qu’on appelle par paresse de lecture du tissage, le fond) . Et cette répartition en zones de fils de couleurs différentes dans toute la largeur de la chaîne équivaut à une programmation définitive des bases de toute la polychromie du tissu, établie avant même le jeu des croisures avec les fils de trame . La chaîne prime la trame et de loin dans les soieries chinoises à décor polychrome complexe depuis l’époque des Han (et jusqu’aux Tang); et c’est le sens de la longueur de la pièce de tissu, de son déroulement et, employée en vêtement, le sens de son tomber, soit la verticale . (fils de trame cachés). Image langage du tissu A2

 

Cliquez sur les images pour les agrandir

Dans les soieries byzantines ou syriennes (2) qui peuvent être du VI éme siècle ou de plus tard les différentes couleurs de tout le décor, motifs et intervalles, viennent, à l’inverse, uniquement par les fils de trame (fils de chaîne cachés): soit pour chaque “duite” (ou traversée entière de la chaîne par la trame dans toute la largeur de l’étoffe) par le lancé d’un ou, comme ici, par le lancé de plusieurs fils de trame de couleurs différentes successivement, qui vont constituer cette duite dans le sens horizontal. On dira alors par exemple s’il y a 5 couleurs de fils qu’il s’agit d’un samit à “5 lats de lancé” . Il n’ y a pas ici programmation une fois pour toute des bases de la polychromie par la chaîne. La trame prime la chaîne, et de loin, et il en sera ainsi pour tous les tissages d’Occident, du bassin méditerranéen jusqu’à la Perse, jusqu’aux XIé -XIIé siècles, époque à laquelle les termes opposés en tissage, ceux de l’est et ceux de l’ouest, seront brassés ensemble avec les avancées mongoles et les croisades .

2

Image Langage du tissu B

Tissage et écriture

Pour la Chine à ces époques, au moins pour les soieries les plus prestigieuses et les plus complexes, les fils de couleurs viennent donc tous par la chaîne. Pour toute la pièce d’étoffe, le jeu des fils de couleurs et donc toutes les couleurs apparaîtront dans le sens vertical de son tomber. Au contraire pour la Perse, la Syrie, Byzance – c’est à dire l’Occident ou « l’étranger » » vus de la Chine - jusqu’aux XIIè-XIIIé siècles environ, les fils de couleurs interviennent tous uniquement par la trame, dans le sens horizontal, amenés successivement par des navettes chargées de fils des différentes couleurs . Le fait remarquable est que cette opposition est en étonnante parenté avec les sens opposés des écritures . Pour la Chine, écriture traditionnelle dans le sens vertical (au moins depuis le VIIIè siècle av.J.C. et peut-être même dès le roi Wen vers –1000 av. J.C.) d’abord sur plaquettes de bambou puis aussi sur soie aux époques considérées ici et bientôt aussi sur papier . Alors que toutes les écritures de l’occident, et cette fois bien au delà de l’orient méditerranéen, donc y compris les écritures grecque, latine, hébraïque, arabe, sont des écritures horizontales (seules exceptions: une part de l’écriture sacrée de l’Egypte pharaonique et certaines écritures cunéiformes – Ougarit/Ras Shamras). De cette double opposition concernant les tissages et le sens des écritures, née d’une cogestation dans la durée, on retient l’indication d’options fondamentales de civilisation radicalement différentes, entre ces deux mondes anciens, qui se retrouvent encore en partie, au moins pour l’écriture, entre Chine et Occident, aujourd’hui.

On peut admettre que la prédominance de la chaîne dans le tissage des soieries de la Chine ancienne a la même origine que le sens vertical de l’écriture chinoise classique . Le Yi-King (ou Livre des Mutations), qui est pour les Chinois l’équivalent de la Bible pour nous, indique que toute l’initiative vient de Quian – le ciel, qui est yang et à qui s’apparente la chaîne(jing), initiative que doit suivre la trame (wei) comme Kun-la Terre qui est yin, dans son aptitude à s’y conformer, suit le Ciel.

Wen jpg
Le rapport entre tissage et écriture se trouve présent et bien établi dans l’un des plus anciens idéogrammes, le caractère Wen, qui rappelle le rôle du roi Wen, le fondateur de la dynastie des Zhou ou Tchéou occidentaux , au tout début du 1er millénaire av. J.C . Ce caractère Wen est venu très probablement des bigarrures des pelages et plumages ou des traces des pattes des oiseaux et des animaux. Figuration d’un entrecroisement comme le signe du tissage, il va bientôt désigner la notion de littérature et même de texte, de même qu’il a servi à désigner les soieries chatoyantes à motifs polychromes . Mais il a d’abord été l’idéogramme du roi Wen dont il est dit dans le Zuozhan (entre - 400 et -300) : « …intégrant en lui, l’ordre du Ciel et de la Terre…il est le caractère Wen accompli … recourant au Ciel et à la Terre comme à la chaîne et à la trame ( de son caractère), c’est ainsi qu’on appelle l’aspect wen accompli (de sa nature individuelle) … En prenant le Ciel comme chaîne, en prenant la Terre comme trame, si la chaîne et la trame n’ont aucune irrégularité, le Wen est alors représenté ». On croirait presque lire Platon dans le Politique (Platon et le Zuozhuan sont d’ailleurs contemporains).
Au départ tissage et idéogrammes allaient au même pas .

Sur cet article et le suivant voir surtout : François JULLIEN, La valeur allusive (thèse de doctorat d’Etat –1985) et Figures de l’immanence ( pour une lecture Philosophique du Yi king) 1993 .

Patrice Hugues

Laisser un commentaire